On le surnomme Pepito. Nul ne connaît son vrai nom, et son allure le rattache davantage à l’est de l’Europe qu’au centre de l’Amérique, mais c’est ainsi. Ce n’est pas qu’on l’aime bien, c’est juste qu’il faut bien qu’on puisse le désigner, d’une manière ou d’une autre.
Pepito a l’air bien brave. Du haut de son mètre soixante dix, d’un teint hâlé et rasé de l’avant-veille, avec son pantalon sale, ses chaussures usées, sa veste sans couleur et sa casquette sans âge, il n’est pas bien impressionnant. Et puis il sourit toujours, d’un sourire zébré, dont on ne sait s’il est dû à un chicot manquant ou à quelques dents pourries.
Pepito ne travaille pas. Il fait la manche. Selon l’heure de la journée, on le croise sur les Quinconces ou à Saint Michel, toujours bien placé devant les commerces d’où sortent des gens qui ont de la petite monnaie.
Quand on passe devant lui, Pepito est gentil. Sous sa casquette centenaire, il arbore son sourire zébré et vous lance quelques paroles sur un ton suppliant. On ne comprend pas ce qu’il dit, hormis quelques mots épars que l’on croit reconnaître (« euro », « manger », et un vague quelque chose qui pourrait ressembler à « s’il-te-plaît »). Si par malheur, on ne lui donne rien, il continue à parler, dans un sabir dont on préfère ignorer le sens.
Pepito, il a les poches fragiles. Alors lorsqu’il a un peu trop de monnaie, il va l’échanger chez le buraliste du coin, contre un billet de 10 ou de 20 euros. Et deux, trois, quatre fois par jour, le commerçant récupère la petite monnaie qu’il a rendue à ses clients du jour.
Il l’a mauvaise, le commerçant. Parce que quand il vend un journal à 1,5 euros, il gagne à peu près 20 centimes. Mais Pepito, il récupère la monnaie sur 2 euros, 50 centimes. Il gagne deux fois et demi plus, Pepito. Faut dire qu’il travaille dans la rue, ça mérite bien un petit défraiement supplémentaire.
Il l’a d’autant plus mauvaise, le commerçant, que Pepito, il se fait 80 euros par jour ; il le sait le commerçant, c’est lui qui lui file les billets. Sur 25 jours par mois, ça fait 2000 euros. Net. Pas d’impôt, pas de charges, pas toutes ces stupides contraintes qui font la différence entre l’homme débordé par sa civilisation bureaucratique et celui qui a tout compris.
Car Pepito, il a tout compris. Il a bien vu qu’il était chez les gentils, quand il est arrivé. On lui a tendu les bras, on lui a refilé de quoi vivre, un endroit pour crécher. Il s’en fiche, qu’on le tolère et que quelques-uns, moins gentils que les autres, lui jettent des regards sombres.
Il sait, Pepito, qu’ici les jeteurs-de-regards-sombres sont encore moins chez eux que lui. Que si ce n’est pas la charité institutionnelle des socialistes qui lui donne des allocations, il pourra toujours compter sur la charité désordonnée de quelques post-chrétiens qui n’ont guère retenu que la parabole du bon samaritain, sans la comprendre. Charité désordonnée commence par Pepito.
Et il sait qu’il ne risque rien de ceux qui, tout bas, nourrissent à son sujet de sombres desseins. Il a l’habitude, Pepito, et le dédain des méprisants, il s’en balance. Il sait qu’ils ont perdu, les méprisants. Qu’ils ont perdu contre la morale de leur propre société, écrasés par ceux qui, en la défendant, l’avaient travestie, violée et transformée quelque chose de niais, de gluant et de sucré.
Pepito, ça lui va bien. Il pourrait être dans un champ perdu des Balkans à moissonner avec un âne mal nourri pour 100 euros par mois, il est à Bordeaux et il gagne vingt fois plus. La morale des gentils, il s’en balance ; ou plutôt, il pense que c’est un bon placement. Sa morale à lui, c’est de gagner de l’argent. Et ça marche plutôt bien.
Que dit un SDF à la fin de la journée, lorsqu’il n’a récolté que 50 € ?
Réponse : “J’ai fait une mauvaise journée”. A force de traverser la place Pey-Berland, avec ses SDF, ses regroupements de clébards, ses canettes de bière et ses bouteilles de vodka, on finit par entendre ce son de cloche plusieurs fois. C’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
mais comment peut – être assez con pour croire à de tels inepties !?